Code = Design
Par Kévin Donnot, publié dans Graphisme en France 2012
Après plus d’une quinzaine d’années de design graphique conçu sur
ordinateur, la technique informatique reste mystérieuse pour la majorité
des graphistes et encore peu de praticiens osent mettre les mains dans
le cambouis. En leur temps, William Morris et le mouvement britannique
des Arts and Crafts défendaient une création graphique intimement liée à
la production artisanale et une maîtrise des outils du début à la fin de
la chaîne, en réaction à l’industrialisation de la fin du xixe siècle.
Morris était à la fois imprimeur, calligraphe, graveur de poinçons et
responsable de la composition typographique, c’est-à-dire graphiste.
Comme Morris, on peut constater aujourd’hui une uniformisation de la
production graphique. Par ailleurs, la grande majorité des designers
utilisent les mêmes outils, créés par la même société (Adobe).
L’homogénéisation des outils et celle de la production ne sont-elles pas
liées ? Edward Tufte démontre dans The Cognitive Style of
PowerPoint que la conception de PowerPoint conduit non seulement à
une uniformisation graphique, mais également, dans certains cas, à des
décisions aberrantes, prises à l’issue de raisonnements faussés par le
logiciel.
Pourquoi, comme William Morris, ne prendrions-nous pas nos outils en
main ? Pourquoi ne pas sortir du sentier balisé par Adobe ? John
Maeda fut l’un des premiers à revendiquer de nouvelles formes
visuelles basées sur le développement de ses propres logiciels. Il fut
étudiant de Paul Rand et de Muriel Cooper, cofondatrice du Media Lab du
MIT et pionnière de l’expérimentation visuelle numérique. D’autres ont
suivi cette voie, comme les typographes de LettError , dessinateurs
de caractères génératifs, ou le groupe bruxellois Open Source
Publishing qui travaille exclusivement avec des logiciels libres.
La maison-prison des logiciels graphiques
Adobe Systems Incorporated est la société qui édite les cinq
applications standard utilisées universellement par l’industrie
graphique pour l’édition d’images et de textes, numériques et imprimés :
InDesign, Illustrator, Photoshop, Flash et Dreamweaver. Ces programmes
sont exemplaires et la majorité des designers s’en satisfait très bien,
mais ils sont standard et, comme tout outil, ils ont leur empreinte
propre. Si l’outil est standard, ce qui est produit a tendance à se
standardiser.
Pour le designer tentant de se singulariser dans le brouhaha graphique
ambiant, ces solutions logicielles peuvent être inadaptées. En effet,
sous le prétexte de faciliter l’accès au plus grand nombre, la marge de
manoeuvre laissée à l’utilisateur est réduite. Erik Van Blokland de
LettError parle ainsi de « l’illusion de l’exhaustivité […] soit l’idée
que tout peut être fait en utilisant un menu déroulant et une barre
d’outils ». David Reinfurt, graphiste cofondateur de Dexter
Sinister, affirme que « les fonctions présentes, les paradigmes
logiciels et les scénarios d’utilisation sont planifiés pour chaque
projet de programme, afin de s’assurer de la plus large utilisation
possible. En résulte un outil moyen, qui passe outre les hauts, les bas,
les erreurs et les bizarreries ». Toutes les spécificités qui
pouvaient ainsi apparaître durant le développement de ces programmes
sont supprimées pour répondre à l’usage médian, conventionnel.
Ces outils sont paramétrés par défaut en vue d’une plus grande facilité
d’accès. Par exemple, un automatisme permet de saisir immédiatement du
texte dans un nouveau document InDesign. Ce texte sera alors composé
automatiquement avec un caractère acceptable (Arial), un corps
acceptable (12 points), un interlignage acceptable (120 % du corps) et
une couleur acceptable (noir). Tout cela est merveilleux, mais n’est-ce
pas un peu réducteur, graphiquement parlant ? Ces réglages par défaut
n’influencent-ils pas nos choix, quand on oublie de les modifier et
ainsi de prendre une décision ? Comme le dit Loretta Staples, graphiste
spécialisée dans les interfaces utilisateur, ces programmes créent « un
espace […] où la facilité d’utilisation prend le pas sur notre autorité
d’auteur ».
Un outil est conventionnellement perçu comme un objet servant
l’expression du créateur et devant interférer le moins possible avec
l’idée abstraite qu’il s’agit de matérialiser. Pierre-Damien Huyghe
affirme ainsi que « l’ingéniosité (d’un outil) […] consiste à obtenir
que le travail matériel de construction effectué pas à pas ne vienne pas
faire de bruit dans la présence ultime de l’oeuvre ». Pour lui, un
outil est ingénieux, de qualité, s’il n’influence pas ce qu’il produit,
c’est-à-dire l’oeuvre. Or, comme tout pinceau laisse une trace
spécifique, tout logiciel façonne les décisions de son opérateur par la
conception même de son interface et de sa logique interne. Cette
affirmation a été étayée par la thèse d’Amod Damle, professeur de
Computing and New Media à l’université du Wisconsin : « Les processus
impliqués dans une activité créative comme le design peuvent être
influencés de manière fondamentale par les spécificités de l’outil mis à
disposition . » Pourquoi ne pas assumer cette influence et choisir
un outil en fonction de son empreinte ? Ne faudrait-il pas s’interroger
sur l’outil qu’il serait juste d’employer avant de se tourner
machinalement vers son logiciel habituel ? La vraie question serait :
quel conditionnement choisit-on pour mener à bien tel projet ? Il
existe des alternatives aux logiciels graphiques standard. Ces autres
programmes ne sont pas meilleurs en termes de rendement ou de facilité
d’accès, mais proposent souvent une approche différente du
WYSIWYG .
Logiciel libre et hacking
Les alternatives aux outils commerciaux sont principalement des
logiciels libres . L’idée d’un tel programme fut lancée par Richard
Stallman alors qu’il travaillait sur le système d’exploitation GNU
au MIT en 1983. Stallman avait pour but de « ramener l’esprit de
coopération qui avait prévalu autrefois dans la communauté hacker, quand
la question de la propriété intellectuelle du code n’existait pas et que
tous les codes sources s’échangeaient librement . » GNU donnera
plus tard naissance au système Linux permettant à quiconque d’exploiter
un ordinateur librement et gratuitement. En 1985, Stallman crée
également la Free Software Foundation pour assurer une structure légale
et financière à son projet. Il y définit les quatre libertés
fondamentales que doit garantir un logiciel libre.
- liberté d’exécuter le programme pour tous les usages ;
- liberté d’étudier le fonctionnement du programme et de l’adapter à
ses besoins – ceci impliquant un code source ouvert ;
- liberté de redistribuer des copies, donc d’aider son voisin ;
- liberté d’améliorer le programme et de publier ses améliorations,
pour en faire profiter toute la communauté, ceci impliquant également
un code source ouvert .
Cette définition donne une éthique au logiciel, dès lors considéré comme
un outil de libération détaché de toute logique commerciale .
Processing est un bon exemple d’application libre potentiellement
employée pour le design graphique. Logiciel généraliste, il est avant
tout destiné aux artistes réalisant des pièces interactives ou
génératives via un langage de programmation dédié. Ce langage possède
une syntaxe simple et le programme est facile à mettre en oeuvre. Il est
fréquemment utilisé pour visualiser des données (graphisme
d’information). Ce logiciel, malgré de grosses lacunes dans la gestion
de la typographie, propose un tout nouvel espace d’expérimentation
visuelle, où le design n’est plus WYSIWYG mais piloté par du code. Cette
approche différente implique des processus de création différents et
donc des propositions graphiques différentes. Cependant, la définition
de Stallman ne relève que de considérations éthiques. Prenons l’exemple
de Scribus, un logiciel libre de mise en page. Ce n’est qu’une pâle
copie d’InDesign version free software : où est alors l’intérêt
graphique ? Moins efficace que son concurrent, ce programme est
incompatible avec les formats de fichiers en vigueur et défaillant dans
la production de fichiers PDF … Certes, on a toute liberté de
l’améliorer puisqu’il est sous licence GNU, mais à quoi bon réinventer
la roue ?
La vigilance est de mise afin que l’éthique logicielle ne prenne jamais
le pas sur la production visuelle et que le statut d’auteur soit
préservé de tout diktat idéologique. Les grandes firmes commerciales ont
d’ailleurs contribué à l’établissement de normes standard ouvertes comme
le PDF ou l’Opentype . Graphiquement parlant, le libre ne
présente pas d’autre intérêt que sa source ouverte qui autorise le
façonnement personnalisé du programme par la modification de son code
source . L’utilisateur peut ainsi intégrer les fonctions de son choix,
mais aussi et surtout comprendre comment fonctionne son outil. Il évite
ainsi de se voir « réduit à la situation d’usager ou de
consommateur » et condamné à la passivité technique. Il s’agit de
passer du statut de consommateur de logiciel à celui de créateur. Cette
attitude libertaire et autonome est relayée par la culture hacker,
également liée à l’univers DIY . Tel un tourneur qui façonne son
outil pour tourner sa pièce comme il l’entend, un graphiste-hacker
pourrait créer ses programmes à sa main, pour répondre à ses exigences
propres, lesquelles participent de son statut d’auteur.
« The craft of programming »
Même si tous les graphistes travaillent avec un ordinateur, il est
paradoxal de constater que quelques-uns seulement ont un rapport créatif
à la technique informatique. La machine est très souvent considérée
comme une black box mystérieuse, hermétique, compliquée, quand ceux ou
celles qui en saisissent la logique ne sont pas taxés de techniciens ou
d’exécutants… La programmation n’est pas un impératif technique pour les
travaux d’édition, mais la conception dépend néanmoins de
l’informatique, ce qui pourrait induire une réflexion sur les outils
numériques. « Quiconque est impliqué dans la production culturelle,
avec, pour, ou autour d’un ordinateur devrait savoir comment lire,
écrire et penser les programmes informatiques . » Par ailleurs,
malgré l’engouement actuel pour le livre d’art et l’édition bien
pensée , il est absurde d’envisager un avenir sans commande sur
média numérique. Comme il est inimaginable de travailler sur des formes
papier sans connaître les processus d’impression, comment penser pouvoir
produire des formes numériques sans en maîtriser les rouages ? Comment
concevoir sérieusement un site web si l’on n’est pas familier, d’une
part avec le média lui-même, et d’autre part avec la réalisation
technique, c’est-à-dire la programmation ? Il est nécessaire que « les
designers et les développeurs ne soient placés en équipe que si chacun a
une connaissance du champ d’expertise de l’autre . » Il ne s’agit
pas de former des développeurs professionnels, mais des designers
suffisamment autonomes pour développer leurs prototypes, ayant aussi la
possibilité de faire entrer la programmation informatique dans leur
méthode de création. On peut alors envisager le design logiciel non plus
comme une technique au sens réducteur du terme, mais comme partie
intégrante du processus de design graphique. « La puissance créative,
c’est écrire le code du filtre, c’est décider comment il marche, ce
n’est pas l’utiliser . »
Créer son outil, c’est faire des choix qui détermineront le résultat
final, comme n’importe quel choix de conception. David Crow évoque The
craft of programming, craft étant entendu au sens des Arts and Crafts,
avec une relation à l’artisanat, à la main. Le code est une matière à
modeler comme peut l’être un pain de terre glaise ou un bloc de texte.
Programmer, c’est articuler des structures logiques en les appliquant à
des données, ce qui génère un résultat. Le travail du code ne regarde
pas tant les données de base, ni le résultat, mais le traitement de ces
données par l’enchaînement des instructions. La finalité, ce sont les
données représentées, le contenu mis en forme, sans qu’aucun autre
artefact extérieur n’intervienne. Dans le cas d’un logiciel comme
Processing, le code textuel est interprété par la machine pour générer
une matrice de pixels, elle-même perçue comme une image. L’équivalence
du texte à l’image est directe, mécanique. Le rapport image/texte, à la
base même du design graphique, n’est plus ici directement maîtrisé et
visualisé (comme avec un logiciel WYSIWYG ou des morceaux de papier),
mais dissocié dans le temps, asynchrone. Ce décalage entre conception et
visualisation du résultat entraîne nécessairement une perte de maîtrise
: il n’y a plus de retour visuel immédiat sur ce que l’on dessine. C’est
dommageable si l’on poursuit un objectif formel précis, mais cela génère
également souvent des surprises graphiques nées du contenu même. Ces
surprises sont autant d’ouvertures formelles potentielles, émanant
directement des données de base. De nouvelles méthodes de création
pourraient ainsi émerger des techniques de programmation : Github ,
par exemple, est un site web destiné aux programmeurs qui permet à la
fois un partage du code et une archive, version après version. La
spécificité de cet outil est de pouvoir forker un projet, c’est-à-dire
se l’approprier et en proposer une modification ou un autre
développement. Les programmes sont ainsi enrichis de nombreuses
variations incluant de nouvelles fonctions ou de nouvelles applications.
Le code est partagé par tout le monde et tout le monde peut faire
évoluer n’importe quel projet dans n’importe quelle direction.
Si l’on reconnaît la possibilité de créer des objets de design graphique
en programmant, ce type d’outil propose une toute nouvelle méthode de
conception : un design mutualisé, partagé. Il s’agirait alors à la fois
d’utiliser des fragments développés par d’autres et de mettre ses
créations à disposition de la communauté . Même s’il est admis
depuis une quinzaine d’années que les designers graphiques devraient
être à l’aise avec leur outil, l’ordinateur, la réalité est tout autre
et peu de graphistes se frottent au développement. Mais depuis 2007, la
dimension sociale d’Internet est de plus en plus marquée et de
véritables réseaux de designers-développeurs se concentrent autour
d’initiatives comme Github, Processing ou Arduino, installant de
nouvelles structures de création – autant d’incitations à repenser les
relations entre design, outils de création et programmation.
Le texte « Code = design » est basé sur le mémoire de fin d’études
Outils numériques et design graphique de Kévin Donnot, suivi par
Catherine de Smet et Isabelle Jégo et soutenu en mars 2011 à l’École
européenne supérieure d’art de Bretagne – site de Rennes.