La maison-prison des logiciels graphiques

Texte, partie 1

La maison-prison des logiciels graphiques

Adobe Systems Incorporated est la société qui édite les cinq applications standard utilisées universellement par l’industrie graphique pour l’édition d’images et de textes, numériques et imprimés : InDesign, Illustrator, Photoshop, Flash et Dreamweaver. Ces programmes sont exemplaires et la majorité des designers s’en satisfait très bien, mais ils sont standard et, comme tout outil, ils ont leur empreinte propre. Si l’outil est standard, ce qui est produit a tendance à se standardiser.

Points abordés

  • la position de la société Adobe
  • la notion d’empreinte de l’outil (développée par la suite)
  • affirmation : la standardisation des outils amène une tendance vers la standardisation de ce qui est produit

Personnes ou organismes abordés

  • La société Adobe, avec une présentation des logiciels qui peut sembler datée puisque Animator s’appelle encore Flash.

Texte, partie 2

Pour le designer tentant de se singulariser dans le brouhaha graphique ambiant, ces solutions logicielles peuvent être inadaptées. En effet, sous le prétexte de faciliter l’accès au plus grand nombre, la marge de manoeuvre laissée à l’utilisateur est réduite. Erik Van Blokland de LettError parle ainsi de « l’illusion de l’exhaustivité […] soit l’idée que tout peut être fait en utilisant un menu déroulant et une barre d’outils [1] ». David Reinfurt, graphiste cofondateur de Dexter Sinister, affirme que « les fonctions présentes, les paradigmes logiciels et les scénarios d’utilisation sont planifiés pour chaque projet de programme, afin de s’assurer de la plus large utilisation possible. En résulte un outil moyen, qui passe outre les hauts, les bas, les erreurs et les bizarreries [2] ». Toutes les spécificités qui pouvaient ainsi apparaître durant le développement de ces programmes sont supprimées pour répondre à l’usage médian, conventionnel.

[1]« The illusion of completeness […] The idea that anything can be achieved using dropdown menu and toolbox sidebar. » Crow, David. « Magic box : craft and the computer », Eye Magazine no 70, hiver 2008, p. 25.
[2]« Function sets, software paradigms, and user scenarios are mapped out for each software project to ensure the widest possible usability, resulting in an averaged tool which skips the highs, lows, errors, and quirks. » Reinfurt, David. « Making do and getting by », in : Kyes, Zak ; Owens, Mark. Forms of Inquiry : The Architecture of Critical Graphic Design, Architectural Association Publications, Londres, 2007, p. 132.

Points abordés

  • la possible inadéquation des outils standards dans une perspective de singularisation
  • la facilitation d’accès au logiciel au détriment de la marge de manœuvre
  • la notion d’illusion de l’exhaustivité, qu’on pourrait reformuler comme l’illusion que serait la croyance conscience ou inconsciente qu’il serait possible de tout faire avec uniquement ce qu’un logiciel tel ceux précités propose.
  • est relayé l’affirmation que les logiciels sont conçues de manière à favoriser un usage général, moyen, et que tout ce qui se trouverait à la marge est évincé.
  • on note le terme « scénario d’utilisation »

Personnes ou organismes abordés

  • Erik Van Blokland de LettError, déjà cité

Texte, partie 3

Ces outils sont paramétrés par défaut en vue d’une plus grande facilité d’accès. Par exemple, un automatisme permet de saisir immédiatement du texte dans un nouveau document InDesign. Ce texte sera alors composé automatiquement avec un caractère acceptable (Arial), un corps acceptable (12 points), un interlignage acceptable (120 % du corps) et une couleur acceptable (noir). Tout cela est merveilleux, mais n’est-ce pas un peu réducteur, graphiquement parlant ? Ces réglages par défaut n’influencent-ils pas nos choix, quand on oublie de les modifier et ainsi de prendre une décision ? Comme le dit Loretta Staples, graphiste spécialisée dans les interfaces utilisateur, ces programmes créent « un espace […] où la facilité d’utilisation prend le pas sur notre autorité d’auteur [3] ».

[3]« The new computer-generated environment […] is a space […] where user-friendliness overrides the authority of the author. » Staples, Loretta. « What happens when the edges dissolve ? », Eye Magazine no 18, automne 1995.

Points abordés

Certaines idées précédentes sont ici illustrées.

  • le fait qu’un nouveau document soit créé avec nombre de paramètres prédéfinis
  • le fait que ces paramètres soient « acceptables » (on pourrait dire « moyen », vérification faite dans Adobe Indesign CC 2019 14.01.209, le corps proposé par défaut pour un document « Impression » est toujours 12 points)

On notera aussi :

  • le questionnement sur l’influence de la présence de choix préétablis sur les potentiels choix du designer
  • l’idée que la facilité d’utilisation prend le pas sur nos décisions d’auteur (on pourrait aller jusqu’à dire que la facilité d’utilisation prévient [4] l’auteur de faire des choix)

Personnes ou organismes abordés

  • Magazine Eye, catégorie « faut-il les présenter ? »
  • Loretta Staples est designer chez Apple au moment de la parution de l’article cité
[4]Dans les sens : venir avant et empêcher.

Texte, partie 4

Un outil est conventionnellement perçu comme un objet servant l’expression du créateur et devant interférer le moins possible avec l’idée abstraite qu’il s’agit de matérialiser. Pierre-Damien Huyghe affirme ainsi que « l’ingéniosité (d’un outil) […] consiste à obtenir que le travail matériel de construction effectué pas à pas ne vienne pas faire de bruit dans la présence ultime de l’oeuvre [5] ». Pour lui, un outil est ingénieux, de qualité, s’il n’influence pas ce qu’il produit, c’est-à-dire l’oeuvre.

Or, comme tout pinceau laisse une trace spécifique, tout logiciel façonne les décisions de son opérateur par la conception même de son interface et de sa logique interne. Cette affirmation a été étayée par la thèse d’Amod Damle, professeur de Computing and New Media à l’université du Wisconsin : « Les processus impliqués dans une activité créative comme le design peuvent être influencés de manière fondamentale par les spécificités de l’outil mis à disposition [6]. »

Pourquoi ne pas assumer cette influence et choisir un outil en fonction de son empreinte ? Ne faudrait-il pas s’interroger sur l’outil qu’il serait juste d’employer avant de se tourner machinalement vers son logiciel habituel ? La vraie question serait : quel conditionnement [7] choisit-on pour mener à bien tel projet ? Il existe des alternatives aux logiciels graphiques standard. Ces autres programmes ne sont pas meilleurs en termes de rendement ou de facilité d’accès, mais proposent souvent une approche différente du WYSIWYG [8].

[5]Huygue, Pierre-Damien. Modernes sans modernité. Éditions Lignes, Fécamp, 2010, p.80.
[6]« The problem-solving processes involved in a creative activity like design can be influenced in fundamental ways by the features of the tool provided .» Damle, Amod. Influence of design tools on design problem solving. Thèse de philosophie, Colombus : Département Industrial and Systems Engineering, université d’État de l’Ohio, 2008 . Résumé. Damle a formé aléatoirement deux groupes de quinze designers expérimentés. Chaque groupe devait dessiner une lampe en sélectionnant et en combinant deux éléments de chacune des deux autres lampes présentées comme références. Afin de créer ce dessin, il a été demandé aux participants d’assembler plusieurs segments de droite de tailles et d’orientations différentes sur un ordinateur. Pour le premier groupe, les lignes étaient d’une seule couleur, pour le second, elles étaient multicolores. Damle a pu observer que le second groupe apportait plus d’attention au détail de chaque élément plutôt qu’à la forme globale de la lampe.
[7]Il faut ici entendre le mot conditionnement à la fois au sens psychologique, comme un schéma de pensée préétabli par autrui, et au sens marchand, désignant le packaging, l’emballage du produit.
[8]Acronyme de What You See Is What You Get.

Points abordés

  • l’outil doit permettre l’expression de la personne créant
  • l’outil ne devrait pas interférer dans la vision de la personne créant
  • est affirmé que la conception (interface, logique interne) d’un logiciel façonne les décisions de son utilisateur
  • est suggéré de choisir un outil en fonction de son empreinte
  • est suggéré de s’interroger sur l’outil qu’il serait judicieux d’employer, cela avant de partir, par défaut, sur son logiciel habituel
  • est suggérer pour finir, et pour reformuler les deux suggestions précédente, de s’interroger sur le modèle de penser et de travailler que l’on va s’imposer en choisissant tel ou tel outil
  • est indiqué qu’il existe des logiciels alternatifs, pas meilleurs, mais proposant des approches différentes (sans doute sous-entendu : pouvant amener des pratiques et productions différentes de par leur nature)

Personnes ou organismes abordés

  • Pierre-Damien Huyghe : philosophe, auteur, chercheur et enseignant à Paris-I
  • Amod Damle, professeur de Computing and New Media à l’université du Wisconsin